Albinisme – Interview de Harry Freeland, fondateur de Standing Voice

16/03/2017

En Tanzanie, la Fondation soutient le programme de l’ONG Standing Voice, qui agit en faveur des personnes atteintes d’albinisme. Harry Freeland, son fondateur, qui est également réalisateur du documentaire In the Shadow of the sun, nous parle de son engagement. Interview.

Créée en 2013, l’ONG s’engage pour l’intégration sociale de minorités opprimées. En Tanzanie, elle travaille auprès des personnes atteintes d’albinisme.

En 2016, alertée par le taux élevé de mortalité lié à des cancers cutanés chez les personnes atteintes d’albinisme en Afrique, la Fondation Pierre Fabre a lancé un appel à projets pour venir en aide aux malades. Impressionnée par le travail réalisé par l’ONG britannique Standing Voice, elle soutient depuis un programme ambitieux de prévention et de prise en charge des cancers de la peau chez les personnes atteintes d’albinisme.

Avant de fonder Standing Voice et d’en être le Directeur général, Harry Freeland a réalisé In the shadow of the Sun, un documentaire diffusé sur la BBC qui a rencontré un très grand écho international en suivant en Tanzanie le quotidien de Josephat et Vadestus, tous deux atteints par cette maladie. Il nous explique les raisons de son engagement.

– En tant que réalisateur, qu’est-ce qui vous a poussé à défendre les personnes atteintes d’albinisme ?

Il y a 10 ans, je me suis retrouvé sur une île reculée sur le lac Victoria, en Tanzanie, pour réaliser un documentaire pour la BBC. À l’époque, je connaissais très peu les discriminations subies par les personnes atteintes d’albinisme en Afrique. Au cours des six années suivantes, j’ai suivi deux hommes inspirants atteints d’albinisme,  Josephat et Vedastus,   dans leur lutte courageuse contre la discrimination, face à la recrudescence d’agressions motivées par des actes de sorcellerie.

L’île d’Ukerewe compte une importante population de personnes atteintes d’albinisme. Le folklore local attribue ce phénomène à une légende, selon laquelle les enfants du continent touchés par cette maladie auraient été abandonnés à leur sort sur l’île. En 2006, j’ai commencé à suivre le travail mené par la Société de l’Albinisme de l’île, qui se déplaçait de village en village pour recenser le nombre de personnes atteintes d’albinisme sur l’île.

L’enquête en a recensé 62. Pour beaucoup d’entre elles, ce fut, pour la première fois de leur existence, l’occasion de parler ouvertement de leur vie et de témoigner courageusement de l’ampleur des discriminations subies. Certains avaient été traités comme des animaux, enfermés dans des pièces sans lumière, s’étaient vus interdire de manger dans le même plat que leurs frères et sœurs, de crainte que leur maladie ne soit contagieuse. Beaucoup avaient tenté de mettre fin à leurs jours. Des femmes avaient été violées, victimes d’une croyance selon laquelle l’albinisme pourrait guérir du VIH/SIDA.

J’ai vite découvert que la liste de leurs difficultés ne s’arrêtait pas là : dépourvues de mélanine, les personnes atteintes d’albinisme sont particulièrement sensibles aux rayons ultraviolets et sujettes aux cancers de la peau, surtout dans les pays chauds comme la Tanzanie. Seuls 2 % atteignent l’âge de 40 ans. Les soins médicaux, sporadiques, répondent rarement aux besoins de ces personnes. Si un enfant atteint d’albinisme a la chance d’aller à l’école, la plupart du temps, sa maladie sera ignorée, tout comme ses problèmes de vue en classe (le déficit en mélanine entraine une myopie aggravée).

Au cours des six années nécessaires à la réalisation de In the Shadow of the Sun en Tanzanie, 72 personnes atteintes d’albinisme ont été brutalement assassinées ; beaucoup d’autres ont été agressées et mutilées. Certains adeptes de sorcellerie sont en effet convaincus que les membres ou les organes des personnes atteintes d’albinisme les rendront riches et leur porteront chance. J’ai rencontré personnellement certaines victimes de ces crimes.

Affiche du film In the shadow of the sun, d’Harry Freeland

Ayant consacré tant de temps sur ce sujet, en tant que réalisateur sur place, j’ai vu de mes propres yeux les combats auxquels les Tanzaniens atteints d’albinisme doivent faire face au quotidien : abandon et violence domestique, rejet par leur communauté, marginalisation, manque d’accès aux soins médicaux et à l’éducation. J’ai découvert la complexité de la situation : les meurtres sont la pointe, atroce, d’un iceberg, la face la plus visible d’un problème de société bien plus profond.

L’objectif du film était de montrer que les personnes atteintes d’albinisme sont des êtres humains, d’enseigner aux populations qu’une personne atteinte d’albinisme demeure avant tout un être humain, ayant les mêmes droits que tous. Cela explique peut-être l’extraordinaire réaction qu’In the Shadow of the Sun a suscitée à travers le monde : de Papouasie-Nouvelle-Guinée en Inde, en passant par les Etats-Unis, les spectateurs du monde entier se sont identifiés à Josephat et à Vedastus, dans leur quête de reconnaissance et leur détermination à clamer leur appartenance à leur communauté. Il nous est tous arrivé de nous sentir différents ou d’être catégorisés à un moment ou à un autre de notre vie, et je suis convaincu que c’est ce vécu commun qui a touché tant que spectateurs et a trouvé un écho en eux. Le film est devenu une preuve de la force intérieure de Josephat et de Vedastus face à cette violence. Il a inspiré des gens du monde entier.

Pendant 10 ans, le documentaire a été diffusé à la télévision et au cinéma dans 80 pays, et il continue d’être projeté tous les jours devant de nouvelles personnes. Quand j’ai commencé à travailler sur ce film, j’espérais sensibiliser l’opinion publique à cette question, mais je n’aurais jamais imaginé que cette cause prendrait une telle ampleur dans ma vie. Le fait d’être confronté à ces atrocités, de tourner ce documentaire et d’assister à ces réactions extraordinaires m’a conduit à fonder Standing Voice, une association caritative britannico-tanzanienne qui défend les droits des personnes atteintes d’albinisme en Afrique.

Aujourd’hui, je continue de travailler en étroite collaboration avec la Société de l’albinisme d’Ukerewe. Standing Voice vient d’achever la construction d’un centre de formation sur l’île et de nombreux résidents continent de bénéficier de nos programmes de santé et d’éducation.

Si je compare l’île d’Ukerewe telle que je l’ai découverte il y a dix ans et celle d’aujourd’hui, la différence est incroyable : d’immenses progrès ont été accomplis. Mais pour chaque île d’Ukerewe, il existe de nombreuses autres populations qui ont désespérément besoin d’aide.

– Que fait Standing Voice pour améliorer les conditions de vie des personnes atteintes d’albinisme en Tanzanie ?

Standing Voice a été fondé dans le but de donner la parole aux personnes atteintes d’albinisme, de réaffirmer leur présence au sein de leurs communautés et de rappeler qu’ils ont les mêmes droits que les autres. Depuis plus de 10 ans, l’équipe de Standing Voice promeut l’intégration des personnes atteintes d’albinisme dans la société tanzanienne et, plus largement, en Afrique.

Notre champ d’action porte sur quatre domaines : la santé, l’éducation, la sensibilisation et l’insertion sociale. À l’heure actuelle, cette démarche globale nous permet de toucher des milliers de personnes atteintes d’albinisme dans toute la Tanzanie, l’objectif étant d’étendre ce travail à d’autres pays d’Afrique subsaharienne, sur la demande de la société civile et des gouvernements, dans un avenir proche.

Dans le domaine de la santé, nos programmes de prévention du cancer de la peau et d’ophtalmologie offrent aux personnes atteintes d’albinisme en Tanzanie un accès régulier à des services jusque-là inexistants. Ils sont proposés directement auprès des communautés des patients et assurés par des spécialistes locaux, formés en Tanzanie, et d’autres membres de la population. Nous formons des réseaux de dermatologues et d’optométristes et les incitons à développer des moyens et des ressources à l’intérieur du pays, en créant des programmes susceptibles d’avoir un impact durable.

Dans le cadre de notre programme de prévention des cancers de la peau, nous avons mis sur pied le premier réseau de cliniques de prévention régulière du cancer de la peau pour les personnes atteintes d’albinisme en Tanzanie. Aujourd’hui, nous agissons dans 28 centres médicaux dans le nord et l’ouest de la Tanzanie. Tous les 4 mois, nous effectuons des tests de dépistage auprès de milliers de personnes. Dans chaque clinique, les patients bénéficient de test de dépistage, de cryothérapie pour effacer les blessures pré-cancéreuses (et des antibiotiques pour prévenir les infections), de conseils de protection solaire. Si nécessaire, ils sont orientés vers des spécialistes pour des interventions chirurgicales d’urgence. Les patients reçoivent également de l’écran solaire Kilimanjaro Sunscreen (KiliSun), une crème fabriquée localement, spécifiquement conçue pour les personnes atteintes d’albinisme. Le programme place les différents acteurs locaux au cœur même des services de soins. C’est la première fois qu’une structure propose des soins dermatologiques aux Tanzaniens souffrant d’albinisme.

Séance de cryothérapie pour traiter les lésions pré-cancéreuses.

Notre programme Vision forme des optométristes locaux pour les aider à soigner et à éduquer les personnes atteintes d’albinisme dans toute la Tanzanie. A ce jour, nous avons examiné la vue de plus d’un millier d’adultes et d’enfants atteints d’albinisme, et distribué plus de 3 500 appareils de vision. Nos cliniques proposent des tests de dépistage de problèmes de vue pour les patients, des appareils de vision tels que des télescopes monoculaires et des lunettes sur ordonnance ; et sensibilisent aux problèmes engendrés par une mauvaise vue. Ce programme met en place les conditions nécessaires pour aider les élèves à réussir à l’école, brisant ainsi le cercle vicieux de l’échec scolaire et du chômage, tragiquement courant parmi les personnes atteintes d’albinisme en Tanzanie. Il aide les enseignants à mieux comprendre l’albinisme, les arme des connaissances nécessaires pour mieux s’occuper des élèves et lutter contre le harcèlement. Ce programme est soutenu par un partenariat de 3 ans avec la Fondation Essilor Vision, à travers son projet « Vision For Life».

Au-delà de la santé, nous travaillons à des programmes d’éducation, de sensibilisation et d’indépendance économique. Notre programme de bourse scolaire coopère avec les jeunes et leurs familles pour permettre aux élèves d’être reçus dans des écoles de haut niveau, capables de répondre à leurs besoins précis et de reconnaître leurs capacités. Ce programme couvre les frais de scolarité, les fournitures scolaires, les bilans médicaux et les conseils d’orientation. Il prévoit également des formations sur les spécificités de l’albinisme, destinées aux enseignants et aux infirmiers scolaires, pour les aider à mieux comprendre la maladie, et apporter une aide à long terme aux élèves. Le programme agit au niveau de l’enseignement primaire, secondaire et universitaire. L’objectif est de favoriser l’émergence de modèles à suivre et de permettre aux enfants atteints d’albinisme d’accéder, en grandissant, à des postes à responsabilités au sein de la société.

Séance de sensibilisation aux cancers de la peau

Nous développons également des formations et encourageons la création d’emplois pour les Tanzaniens atteints d’albinisme, aidons les groupes de soutien à l’albinisme à prendre la parole pour mieux défendre leurs droits à travers des événements internationaux ; promouvoir la création de groupes de soutien locaux ; et mettons en place des campagnes de sensibilisation et de pédagogie au sein des communautés, pour mieux faire connaître l’albinisme en zones rurales, où les discriminations sont monnaie courante. Nous avons organisé et mené des événements de sensibilisation de haut niveau avec la Banque mondiale, le HCDH (Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme), le SINU (Service de l’information de l’ONU), le CDH (Conseil des droits de l’homme des Nations unies), la Commission européenne et Institut interrégional de recherche des Nations unies sur la criminalité et la justice.

Les personnes atteintes d’albinisme sont elles-mêmes la clé d’un avenir meilleur : cette conviction est la pierre d’angle de la philosophie opérationnelle de Standing Voice. Nous travaillons aux côtés des personnes atteintes d’albinisme, pas à leur place, ni en parlant en leur nom, ni en les reléguant à un rôle passif. Nous donnons aux individus, aux familles, aux communautés, aux associations locales et aux professionnels de santé les moyens de s’approprier cette question et d’y apporter des réponses pérennes, car les solutions à cette crise se trouvent indiscutablement au sein des populations et des Etats dans lesquels nous travaillons. Ensemble, nous construisons des modèles qui peuvent être adoptés et reproduits sur tout le continent africain, une démarche qui a obtenu l’approbation de chacun des acteurs impliqués.

Un enfant atteint d’albinisme avec ses parents lors d’une réunion de sensibilisation

Tous les jours, nous voyons à quel point l’intégration sociale améliore la santé et l’éducation, crée des emplois et bâtit des réseaux de soutien public plus solides pour protéger les personnes atteintes d’albinisme contre les persécutions à venir. Pour ce faire, notre nouveau partenariat avec la Fondation Pierre Fabre aidera les personnes atteintes d’albinisme en Afrique à retrouver leur place au sein de la société, à se définir autrement qu’en victimes de leur condition, et à sortir de l’ombre, pour clamer leurs droits et reprendre la parole dans des sociétés dont beaucoup sont pour l’instant exclus.

– Pourquoi avoir noué un partenariat avec la Fondation Pierre Fabre ? Que pensez-vous de la démarche de la Fondation ?

Lorsque nous avons reçu la proposition de la Fondation Pierre Fabre, nous avons été immédiatement frappés par l’adéquation de sa philosophie avec la nôtre, et sa justesse par rapport à notre programme de prévention du cancer de la peau.

Comme Standing Voice, la Fondation agit en faveur des plus démunis. Or, les personnes atteintes d’albinisme font partie des populations les plus marginalisées et vulnérables de la planète.

C’est un véritable bonheur de trouver un partenaire qui partage notre passion pour cette cause et notre vision ; qui considère l’épidémie de cancer de la peau touchant les personnes atteintes d’albinisme comme une priorité ; et qui soutient un projet ambitieux luttant de front contre ces questions fondamentales dans certains des coins les plus reculés d’Afrique.

Béatrice Garrette, Directrice Générale de la Fondation Pierre Fabre, et Gérard Lorette, dermatologue et membre du Comité scientifique de la Fondation Pierre Fabre, aux côtés de l’équipe de Standing Voice en Tanzanie

Nous sommes extrêmement fiers de ce nouveau partenariat avec la Fondation Pierre Fabre. Le financement et l’expertise pratique qu’elle met à notre disposition nous permettront d’élargir notre programme vital de prévention contre le cancer de la peau à des milliers de personnes atteintes d’albinisme en Tanzanie et, plus largement, en Afrique subsaharienne.

– Quels sont vos principaux objectifs et les projets à venir pour 2017 ?

Plusieurs projets passionnants sont prévus pour le reste de l’année 2017.

En 2017, nous continuerons à étendre notre programme de prévention contre les cancers de la peau dans de nouvelles régions de Tanzanie. En mai, ce programme sera lancé dans la région de Tabora, où de nombreuses personnes atteintes d’albinisme recevront pour la première fois des conseils de protection solaire, de l’écran solaire et des soins dermatologiques. Cette expansion sauvera des vies dans des coins parmi les plus enclavés de Tanzanie.

Cette année nous lançons également nos “Ambassador Training Awards “ pour former les habitants, les agences locales de services aux collectivités, et les professionnels de santé à la question des enjeux de la prise en charge dermatologique des personnes atteintes d’abinisme.

En décembre 2016, nous avons mené un programme de prévention contre le cancer de la peau au Malawi. En mars, nous présenterons les conclusions de ce projet pilote à la Fondation Pierre Fabre, l’objectif étant de pouvoir reproduire entièrement ce projet autour de Mangochi, au Malawi, d’ici octobre 2017.

Cette année, nous poursuivrons également un projet de sensibilisation passionnant, visant à ouvrir le dialogue sur l’origine génétique de l’albinisme au sein des populations de Tanzanie. Fondé par le Wellcome Trust, ce projet réunira scientifiques et artistes de toute l’Afrique, qui présenteront l’albinisme sous le prisme de la science, de manière à ce que chacun puisse s’identifier et se reconnaître.

En juin, Standing Voice organisera son « Université d’été » : quinze jours de formations, séminaires et ateliers de soutien aux communautés sur l’île d’Ukerewe, au cœur du Lac Victoria, en Tanzanie. Les personnes atteintes d’albinisme et leurs familles se réuniront pour développer leurs compétences, monter des entreprises, et célébrer ensemble leurs différences. Les enfants et les jeunes dont nous parrainons la scolarité se rendront également à Ukerewe pour y participer. Ces activités se dérouleront au centre de formation qui a récemment ouvert ses portes. Elles culmineront avec les événements spécialement organisés en l’honneur de la Journée mondiale 2017 de sensibilisation à l’albinisme !

Nos autres programmes d’amélioration de la vue, d’éducation d’insertion sociale continuent de se développer à travers nos partenariats avec Vision For Life Essilor et la Banque mondiale.

Pour en savoir plus sur Standing Voice, rendez-vous sur www.standingvoice.org

Survivre Au Soleil :